Le Cousin de tout le monde (Louis-Benoît PICARD)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais des Variétés, le 22 juillet 1793.

 

Personnages

 

MONSIEUR ALBERT, négociant

MADAME ALBERT, sa mère

HENRIETTE, sa fille

SINCLAIR, son neveu, amant d’Henriette

MONSIEUR ROBIN, prétendu d’Henriette

MADAME DE LA GUIARDIÈRE, cousine de Monsieur Robin

MONSIEUR BERNARD, usurier

DOUSTIGNAC, Gascon, son cousin

UN GARÇON TRAITEUR

PLUSIEURS PARENTS des deux familles, personnages muets

 

La scène est à Paris, dans une promenade publique. On voit sur le côté la maison d’un traiteur, sur la porte duquel est écrit : ROBERT FAIT NOCES ET FESTINS.

 

 

PRÉFACE

 

Une anecdote bien connue m’a donné l’idée de cette petite pièce. Un amateur de fêtes et de festins guettait les noces dans les paroisses, chez les notaires, les traiteurs, se mêlait aux deux familles, passant dans chacune pour un parent de l’autre, se mettait à table, découpait, faisait admirer son esprit et son appétit, chantait en l’honneur des mariés, et, après s’être montré aussi infatigable à la danse qu’au repas, sortait sans être reconnu, et emportait l’estime des vieilles tantes et des jeunes cousines. Cette anecdote paraîtra vrai semblable à tous ceux qui ont assisté aux noces nombreuses de quelques bourgeois de Paris.

La pièce n’est qu’une esquisse ; mais elle me paraît assez complète. Le dialogue est naturel, et les mœurs ont de la vérité.

La scène dans laquelle le jeune homme déclare son amour à sa cousine devant son aïeule rappelle une situation bien usée au théâtre, depuis la scène charmante du Malade imaginaire, où Cléante et Angélique se parlent d’amour en présence d’Argan et des Diafoirus.

L’usurier qui reconnaît un cousin véritable dans le prétendu cousin des deux familles offre une rencontre plus heureuse que vraisemblable ; mais elle est comique à la représentation.

À l’égard de la fausse opinion que le beau-père et le gendre futur cherchent à se donner de leur fortune, il ne faut pas crier à l’invraisemblance. Plus d’un père se fait plus riche qu’il n’est, pour bien marier sa fille. Plus d’un jeune libertin compte sur la dot de sa prétendue, pour payer ses créanciers. Dans cette petite comédie, le piège se découvre la veille du mariage. Dans le monde, il ne se découvre trop souvent que le lendemain.

 

 

 

Scène première

 

DOUSTIGNAC, seul, lisant l’inscription

 

Robert fait noces et festins. La bonne maison ! Hélas ! pourquoi faut-il qu’il me soit défendu d’y entrer ! J’ai vu le jour aux bords de la Garonne. On ne sait, en me regardant, si la nature a voulu faire de moi un Hercule ou un Adonis : en fait d’esprit, je défierais toute une académie. Eh donc, que fais-tu de toutes ces qualités, bélître ? Le bien des sots n’est-il pas la propriété des gens de mérite ? Pourquoi faut-il que monsieur tel ou tel, que je pourrais nommer, soient tous les jours dans le cas de mourir d’in digestion, tandis que moi, sandis, quand j’entends sonner l’heure de diner, je suis forcé d’aller me promener ?

Il se promène.

 

 

Scène II

 

DOUSTIGNAC, SINCLAIR

 

SINCLAIR, lisant l’inscription.

Robert fait noces et festins. C’est donc ici que se fera la noce de ma belle cousine ; et ce n’est pas moi qui l’épouse ! On signe le contrat ce soir ici, et je n’ai pas encore osé lui déclarer mon amour ! On la marie, et je suis le premier garçon de la noce ! Ah ! trop malheureux Sinclair !

Il se promène, et heurte Doustignac.

DOUSTIGNAC.

Eh donc, monsieur, prenez-vous garde quelquefois à ce que vous faites ?

SINCLAIR.

Pardon, monsieur.

DOUSTIGNAC.

Sur mon âme, que je vous envisage. Ou mon œil me trompe pour la première fois, ou votre nom est Sinclair.

SINCLAIR.

Pourrais-je savoir d’où j’ai l’honneur...

DOUSTIGNAC.

Comment ! tu ne remets pas ton meilleur ami, ton ancien camarade de collège, Doustignac ?

SINCLAIR.

C’est toi, Doustignac ! Eh ! que diable fais-tu à Paris ?

DOUSTIGNAC.

Tu sais que je suis mince de patrimoine. Je serai riche un jour, grâce à monsieur Bernard, ce fameux usurier mon cousin. Le fat ne veut pas me voir, attendu que je suis son unique héritier. Et moi, en attendant qu’il meure, je dîne deux ou trois fois la semaine, et les autres jours je me promène pour faire la digestion. Mais toi, cadédis, qu’as-tu donc ? Tu ressembles à un lendemain de mardi gras, à s’y méprendre.

SINCLAIR.

C’est qu’on marie ma cousine aujourd’hui.

DOUSTIGNAC.

Tu parles de noces comme s’il était question d’un enterrement !

SINCLAIR.

Ma cousine est si aimable ! M. Albert, son père, gros marchand, tout enfoncé dans son commerce, la donne à M. Robin, un fat, un agioteur, clerc de notaire, il у a huit jours, et aujourd’hui homme d’affaires, c’est-à-dire courtier, receveur de rentes, et cætera, parce qu’il est riche... 

DOUSTIGNAC.

Mais toi, ne l’es-tu pas ?

SINCLAIR.

Pas tant que ce M. Robin semble l’être : c’est un sot dont tout le mérite consiste à suivre ou à outrer la mode ; joignez à cela son avidité pour les richesses, qui perce jusque dans ses moindres discours. Si nous l’en croyons, sa cousine de La Guiardière est folle de lui ; mais il ne veut pas l’épouser, attendu qu’il en doit hériter, et que sa fortune ne peut lui manquer ; et comme il est bien sûr qu’elle n’aura pas d’enfants, il voudrait que je l’épousasse, moi, afin de devenir mon héritier.

DOUSTIGNAC.

Voilà un jeune homme bien friand de successions ! Au surplus, je devine ; la cousine t’intéresse, le M. Robin te gêne ; et s’il l’épouse, le fripon de Sinclair pourrait bien braconner sur ses terres.

SINCLAIR.

J’ai été élevé avec Henriette ; je suis de son âge à peu près, et je souffre de la voir sacrifiée. C’est ce soir, chez Robert, qu’on doit signer le contrat.

DOUSTIGNAC, à part.

Chez Robert ! une signature de contrat ! un festin sans doute ! Si je pouvais en être !

À Sinclair.

Écoute, mon ami, tu voudrais épouser ta cousine ; je voudrais être de la noce ; mettons nos deux causes ensemble, et nous emporterons la femme et le repas. 

SINCLAIR.

Impossible.

DOUSTIGNAC.

Impossible, soit ; mais je suis habitué à faire des miracles. Dis-moi, la jeune personne est-elle d’accord avec toi ?

SINCLAIR.

Non vraiment : une timidité insurmontable m’a empêché de lui faire l’aveu de mes sentiments. 

DOUSTIGNAC.

La timidité n’est bonne à rien ; il faut la vaincre, à moins que tu ne consentes pourtant à me laisser tout faire : tu n’as qu’à parler.

SINCLAIR.

Non, je t’en dispense : si tu pouvais seulement brouiller le père avec le futur. 

DOUSTIGNAC.

C’est à quoi je rêve. Les deux familles se connaissent elles beaucoup ?

SINCLAIR.

Aucunement.

DOUSTIGNAC.

Aucunement ! M’y voilà ; un gros bouquet au côté, des gants blancs, mon habit noir qui est encore assez propre... mon ami, je te la donne.

SINCLAIR.

Qui ?

DOUSTIGNAC.

Ta cousine, en légitime mariage.

SINCLAIR.

Mais comment ton habit noir, tes gants blancs et ton bouquet me la feront-ils épouser ?

DOUSTIGNAC.

Je n’ai pas le temps de te le dire : je cours à ma toilette. Ne vous mettez pas à table sans moi surtout : sans cela, je ne réponds de rien.

 

 

Scène III

 

SINCLAIR, seul

 

C’est une mauvaise gasconnade qu’il me fait là ! N’importe, prenons sur nous de parler à ma cousine. Si je pouvais la trouver seule ! Dieu ! la voici. La mère de M. Albert est avec elle ; mais c’est une bonne femme ; on peut tout dire devant elle, sans qu’elle y comprenne rien.

 

 

Scène IV

 

SINCLAIR, HENRIETTE, MADAME ALBERT

 

SINCLAIR.

Déjà ici !

MADAME ALBERT.

Il fait beau, et je suis bien aise de me promener avant le dîner avec ma petite-fille.

SINCLAIR.

Ma cousine a l’air bien triste !

MADAME ALBERT.

Dame, c’est que le mariage est fait pour donner à songer à une jeune personne ! Voilà précisément comme j’étais, il y a aujourd’hui cinquante-neuf ans et six mois, la veille de mon mariage avec feu M. Albert, votre grand-père à tous deux, mes enfants ; et sans vouloir faire de tort à ton futur, ma chère Henriette, défunt mon mari valait bien M. Robin !

HENRIETTE.

Oh ! cela n’est pas bien difficile, ma bonne maman. Ne trouvez-vous pas que ce M. Robin s’aime un peu trop lui même ? Voilà huit jours que mon mariage est conclu : il ne m’a presque jamais parlé que de lui dans tous nos entre tiens. Qu’il m’ait d’abord demandé à mon père, c’est fort bien ; mais à présent, ne devrait-il pas s’occuper un peu moins de sa parure et un peu plus de sa prétendue ?

MADAME ALBERT.

Ah ! que je reconnais bien l’amour ! On est toujours porté à trouver des défauts à l’objet aimé : tu trouves le tien trop avantageux ; moi, je trouvais le mien trop modeste.

HENRIETTE, en regardant Sinclair.

Si la présomption est un défaut, la timidité en est un aussi.

MADAME ALBERT, à Sinclair.

Sans doute. Une jeune personne est embarrassée quand il faut qu’elle fasse la moitié du chemin.

SINCLAIR.

Mais la timidité est pourtant la marque d’un véritable amour. Un jeune homme bien épris tremble auprès de sa maîtresse ; il a besoin d’être encouragé.

MADAME ALBERT, à Henriette.

Il a raison ; il est charmant, mon petit-fils ! Après ton mariage, ma bonne amie, il faut que ton cousin soit le meilleur ami de ton mari, entends-tu ?

À Sinclair.

Écoute donc, Sinclair ; as-tu fait des couplets pour la noce ?  

SINCLAIR.

Non.

MADAME ALBERT.

Tant pis. Tout le monde sait que tu te mêles d’écrire ; on voudra t’entendre chanter.

SINCLAIR.

Je n’ai de nouveau qu’une romance que j’ai faite hier : je ne sais si elle est bonne pour la circonstance : si ma cousine voulait l’essayer ?

HENRIETTE.

Ici !

SINCLAIR.

Il ne passe personne à cette heure : je brûle de savoir si ma romance aura votre suffrage.

MADAME ALBERT.

C’est qu’elle s’y connaît, ma petite-fille ! Allons, chante, mon enfant.

Sinclair donne sa romance à Henriette.

HENRIETTE chante.

Deux enfants s’aimaient d’amour tendre,
Et juraient de s’aimer toujours.
C’était plaisir de les entendre
Parler de leurs jeunes amours !
Je t’aime bien, petite amie,
À Chloé répétait Lindor ;
Je sens que j’aime pour la vie,
Quoique je sois bien jeune encor.

MADAME ALBERT.

Voilà un couplet qui promet.

HENRIETTE chante.

On dit qu’il n’est, répondait-elle,
Jamais de constantes amours ;
Je voudrais toujours être belle,
Pour que tu m’aimasses toujours.
Alors venaient, en confidence,
Petits plaisirs, petits chagrins ;
Baisers donnés par l’innocence
Scellaient leurs serments enfantins.

MADAME ALBERT.

Ces pauvres enfants, comme ils sont intéressants !

HENRIETTE chante.

Survint gênante modestie ;
Adieu jolis baisers d’amour ;
Amitié froide et bien polie
A remplacé tendre retour ;
Regret d’innocentes caresses
Est tout ce qui reste à Lindor.
Hélas ! de vos jeunes promesses,
Chloé, vous souvient-il encor ?

MADAME ALBERT.

Ce qui me plaît dans Henriette, c’est qu’elle sent ce qu’elle chante. As-tu remarqué comme sa voix s’est affaiblie sur la fin du dernier couplet ? Mais, après ?

SINCLAIR.

Après ? mais c’est tout.

MADAME ALBERT.

Comment ! tout ? mais cela ne se peut pas ; il n’y a pas de dénouement.

SINCLAIR.

Le dénouement n’est pas facile à faire.

MADAME ALBERT.

Bon ! rien de plus aisé. Lindor aime Chloé, Chloé aime Lindor : tu n’as qu’à les marier ensemble. 

SINCLAIR.

Oui ! mais s’il y a un rival ?

MADAME ALBERT.

Un rival ? bon ! tant mieux ; cela rend l’action plus intéressante.

SINCLAIR.

Si ce rival est sur le point d’épouser, et que Chloé paraisse y consentir. 

HENRIETTE.

C’est peut-être parce que Lindor ne s’est pas déclaré qu’elle y consent.

SINCLAIR.

Eh bien ! si Lindor se déclare ?

HENRIETTE.

Il est bien tard.

SINCLAIR.

C’est toujours assez tôt, si Chloé approuve les moyens qu’il peut employer pour rompre le mariage.

MADAME ALBERT.

Sans doute ; et elle les approuve. Le rival est éconduit, le mariage est rompu, et Lindor épouse Chloé. Voilà comme il faut que la romance finisse. Ce serait dom mage de ne pas l’achever ; la fiction est ingénieuse.

HENRIETTE.

Comment, ma bonne maman, est-ce que c’est une fiction ?

MADAME ALBERT.

Dame, je n’en sais rien ; demande à ton cousin ; c’est lui qui a fait la chanson... Mais j’aperçois plusieurs voitures qui s’arrêtent à l’entrée de l’avenue... C’est ton père avec tous nos parents, et d’un autre côté, M. Robin avec tous les siens... Allons, mademoiselle, tenez-vous droite, et que la famille dans laquelle vous allez entrer n’ait point à rougir de la nôtre.

 

 

Scène V

 

SINCLAIR, HENRIETTE, ALBERT, MADAME ALBERT, MONSIEUR ROBIN, MADAME DE LA GUIARDIÈRE, TOUTE LA NOCE

 

M. Albert à la tête de sa famille ; M. Robin à la tête de la sienne.

ROBIN, présentant un bouquet à Henriette.

Voulez-vous bien me permettre, mademoiselle, de vous offrir ce bouquet ?

HENRIETTE.

Offrez, monsieur, je vous le permets.

ALBERT.

Voici, mon gendre, tous nos parents qui brûlent de faire connaissance avec les vôtres.

ROBIN.

C’est de notre côté, mon cher beau-père, que doit se trouver tout l’empressement.

ALBERT.

Voici le petit cousin Sinclair dont je veux faire votre ami ; c’est un jeune homme à former.

ROBIN.

Nous avons ce qu’il lui faut pour le former. Voici ma cousine de La Guiardière qui a fait pendant vingt-cinq ans le bonheur de son mari, et qui se trouve aujourd’hui sans emploi ; car enfin il est mort, par la grâce de Dieu, ce pauvre M. de La Guiardière !

MADAME DE LA GUIARDIÈRE.

Taisez-vous, petit badin. Ne vous scandalisez pas, messieurs, du ton leste de mon cousin ; il aime à montrer qu’il a de l’esprit, et je suis accoutumée à ses plaisanteries.

ALBERT, à Sinclair.

Il est plein d’esprit, mon gendre, n’est-ce pas ?

SINCLAIR.

Ce qui m’en plaît, c’est que ses épigrammes sont fort innocentes.

MADAME DE LA GUIARDIÈRE, à Robin.

Votre future est assez gentille, mais ce n’est pas là une beauté ; et je ne conçois pas comment cette petite fille a pu vous faire rejeter des propositions...

ROBIN.

Ah ! ma chère cousine, ce n’est pas moi assurément qui vous ferai enfreindre le serment que vous avez fait de rester fidèle à la mémoire de votre époux !

Haut.

Nous voici, je crois, tous rassemblés. Quel doux spectacle ! Il y a des mariages qui ne se font que par intérêt ; mais nous, c’est le sentiment qui nous guide.

 

 

Scène VI

 

SINCLAIR, HENRIETTE, ALBERT, MADAME ALBERT, MONSIEUR ROBIN, MADAME DE LA GUIARDIÈRE, DOUSTIGNAC, paré

 

Les deux familles sont rangées chacune d’un côté ; Doustignac salue tout le monde avec un air de connaissance.

SINCLAIR, à part, l’apercevant.

C’est Doustignac.

MADAME ALBERT, à M. Albert.

Qu’est-ce c’est que cette figure-là ?

ALBERT.

C’est sans doute un parent du côté de M. Robin.

MADAME DE LA GUIARDIÈRE, à Robin.

Connaissez-vous cet original-là ?

ROBIN.

Non. C’est probablement un parent du côté de M. Albert.

DOUSTIGNAC, à demi-voix à Robin.

Si je soupçonne juste, c’est monsieur qui épouse.

ROBIN.

Vos soupçons sont fondés, monsieur.

DOUSTIGNAC.

C’est un bonheur pour ma cousine, monsieur, que d’épouser un garçon de mérite comme vous paraissez l’être.

ROBIN.

Monsieur est cousin de mademoiselle Albert ?

DOUSTIGNAC.

Germain.

ROBIN, à madame de La Guiardière.

Je ne me trompais pas. C’est un parent de ma future.

DOUSTIGNAC, à Henriette.

Voilà sans doute la future épouse de mon trop fortune cousin ?

MADAME ALBERT.

Monsieur est un cousin de M. Robin ?

DOUSTIGNAC.

Issu de germain, c’est-à-dire neveu à la mode de Bretagne.

MADAME ALBERT, à M. Albert.

Vous avez raison ; c’est un parent du côté des Robins.

 

 

Scène VII

 

SINCLAIR, HENRIETTE, ALBERT, MADAME ALBERT, MONSIEUR ROBIN, MADAME DE LA GUIARDIÈRE, DOUSTIGNAC, UN GARÇON TRAITEUR

 

LE GARÇON.

On a servi, messieurs.

DOUSTIGNAC.

Ah ! le joli garçon ! Il n’attendait que moi pour donner le signal.

SINCLAIR, bas à Doustignac.

Quand t’occuperas-tu à brouiller le gendre et le beau père ?

DOUSTIGNAC, bas.

Après dîner j’aurai bien plus d’esprit.

Présentant la main à madame de La Guiardière et à madame Albert.

Venez, mes aimables cousines ; car, enfin, grâce à l’heureuse union que nous allons former, je me trouve être ici le cousin de tout le monde.

MADAME ALBERT.

Vous ne venez pas, M. Albert ?

ALBERT.

Je vous rejoins dans l’instant.

DOUSTIGNAC.

Soit ; nous vous attendons à table, et le verre à la main.

 

 

Scène VIII

 

ALBERT, seul

 

Les voici tous entrés. M. Bernard ne peut tarder. J’ai mieux aimé lui donner rendez-vous ici que chez moi. Une entrevue avec un homme qui a la réputation de prêter à gros intérêts est toujours suspecte. Personne encore ne sait que je suis ruiné, et forcé d’emprunter pour payer la dot de ma fille : ma foi, j’ai été fort heureux de rencontrer un brave homme comme M. Robin ; sans lui je faisais banqueroute. Il donne dans le panneau avec une bonne-foi qui m’enchante, et s’imagine, avec tout le monde, que je suis aussi riche que je l’étais jadis. Fort bien ! me voilà tout à l’heure son beau-père, et alors toute sa fortune est à moi. Je remonterai mon commerce, et en vendant mes marchandises... en conscience, je pourrai me tirer d’affaire. Voici M. Bernard : s’il savait ce que je veux faire de son argent, il se garderait bien de me prêter !

 

 

Scène IX

 

ALBERT, BERNARD

 

ALBERT.

Je vous salue, M. Bernard.

BERNARD.

Votre serviteur, M. Albert.

ALBERT.

Nous voilà seuls. Allons au fait sur-le-champ : m’apportez-vous les vingt mille écus ?

BERNARD.

Ma foi, c’est une terrible chose que le train des affaires d’aujourd’hui ! J’ai couru tout Paris pour avoir votre argent, je n’en ai pu trouver que la moitié ; il faut attendre pour avoir le reste.

ALBERT.

Attendre ! cela ne se peut pas : allons, mon cher M. Bernard, voyez à faire quelque chose pour moi.

BERNARD.

Quand vous faut-il les vingt mille écus ?

ALBERT.

Dans deux heures au plus tard.

BERNARD.

Le terme est court ! N’importe, on tâchera de vous les procurer ; mais faisons nos conventions.

ALBERT.

Eh bien voyons, parlez ; que demandez-vous ?

BERNARD.

Oh ! rien que de fort simple ; vous me ferez un billet de soixante-dix mille francs ; et si dans un an vous ne me l’avez remboursé, vous m’en paierez les intérêts sur le pied de six pour cent, comme cela ses pratique.

ALBERT, se récriant.

Ah !

BERNARD.

Songez donc que je vous fais grâce d’une année d’intérêts. Et puis, parlez-moi franchement, M. Albert, cet argent là ne manquera pas de fructifier entre vos mains ; je vous connais, vous êtes un rusé compère, et vous le ferez rudement travailler !

ALBERT.

Eh mais, vraiment, M. Bernard, je conviens qu’il ne passe pas dans les mains d’un sot, et que je n’en ferai pas un mauvais usage.

BERNARD.

Voyez-vous ; un autre à ma place vous proposerait d’être de moitié dans l’emploi que vous en ferez ; mais moi j’ai la discrétion de ne pas me mêler de vos affaires.

ALBERT.

Allons, il faut bien faire tout ce que vous voulez ; mais je puis compter sur vous dans deux heures ?

BERNARD.

Dans deux heures. Où vous trouverai-je ?

ALBERT.

Ici ; je dîne chez Robert.

BERNARD.

Chez Robert ? Ah ! oui, j’entends ; en partie fine.

ALBERT.

Point du tout ; je suis là en famille.

BERNARD.

Eh oui, en famille. Le bon apôtre ! Au surplus il n’y a pas de mal à cela ; vous faites bien de vous amuser, vous autres qui gagnez de l’argent.

ALBERT.

Vous allez voir que vous n’en gagnez pas, vous qui parlez.

BERNARD.

Moi ? hélas ! mon Dieu ! on a bien de la peine à vivre, dans mon métier, quand on veut être honnête !

ALBERT, à part.

Le juif !

BERNARD.

Malheureusement j’ai le cœur trop sensible ; tenez, j’ai pour tout parent, à Paris, un certain Doustignac, Gascon d’origine, fils d’un de mes oncles, par conséquent mon cousin-germain ; un pauvre diable qui n’a que son esprit pour vivre, et à qui son accent fait beaucoup de tort. Vous ne sauriez croire combien j’ai souffert d’être obligé de lui fermer ma porte pour ne pas m’attendrir sur son sort ; et voilà ce qui me fait regretter de n’être pas riche, comme vous l’êtes, par exemple.

ALBERT.

Oh ! oui, vous êtes fort à plaindre. Mais je vous fais perdre votre temps ici.

BERNARD.

Dites plutôt que c’est moi qui vous fais perdre le vôtre, petit fripon. Allez, allez où le plaisir vous appelle.

ALBERT.

Dans deux heures ?

BERNARD.

Dans deux heures.

ALBERT.

Sans adieu, monsieur Bernard.

BERNARD.

Au revoir, monsieur Albert.

 

 

Scène X

 

BERNARD, seul

 

Comment lui compléter ses vingt mille écus ? J’ai une sentence par corps contre le jeune Robin ; s’il voulait me donner un à-compte sur les quatre-vingt mille francs qu’il me doit, cela serait charmant ; je prêterais à M. Albert, et il n’irait pas en prison... Eh mais ! n’est-ce pas lui que je vois sortir de chez Robert ? Le fripon régale ses amis avec mon argent. Plaçons-nous de façon qu’il ne puisse m’échapper.

 

 

Scène XI

 

MONSIEUR BERNARD, ROBIN, UN GARÇON TRAITEUR

 

ROBIN, au garçon.

Écoute, il y a assez de monde pour servir là-dedans. J’ai une commission délicate à te donner. Tu as de l’esprit ?

LE GARÇON.

Oui, monsieur.

ROBIN.

Tu connais M. Vacarmini, ce fameux musicien ? Va t’en le prier de ma part de venir avec tous ses symphonistes donner un concert à la porte de cette maison.

LE GARÇON.

Oui, monsieur.

ROBIN.

Ah ! écoute donc ; en revenant tu feras préparer cent bouteilles pour les musiciens.

BERNARD.

Cent bouteilles ! Il ne se refuse rien.

LE GARÇON.

Oui, monsieur.

 

 

Scène XII

 

BERNARD, ROBIN

 

ROBIN, se parlant à lui-même, et retournant chez Robert.

C’est une petite galanterie qui me fera beaucoup d’honneur dans la famille du beau-père, et que je puis bien me permettre sur la dot de ma future ; car enfin...

Apercevant Bernard.

Ah !

BERNARD.

Je suis votre très humble serviteur, monsieur Robin.

ROBIN.

Ah, monsieur Bernard, je suis comblé de vous voir, en vérité.

À part.

Le diable puisse-t-il l’emporter !

BERNARD.

J’ai passé plusieurs fois chez vous, sans avoir l’avantage de vous y rencontrer.

ROBIN.

Vous autres créanciers, vous devez être accoutumés à trouver les portes fermées.

BERNARD.

Aussi cela ne m’a pas étonné ; je voulais vous faire part d’une petite précaution que j’ai prise. J’ai obtenu une sentence par corps contre vous ; et comme j’ai pour principe d’être toujours poli avec mes débiteurs, je ne voulais pas la mettre à exécution sans vous en avertir.

ROBIN.

Bien sensible à votre honnêteté, assurément.

BERNARD.

Vous savez ma situation à votre égard : vous étiez harcelé par une foule importune de petits créanciers ; j’ai acquis toutes leurs créances, et je me suis chargé de fournir à toutes vos dépenses. Les temps sont durs, vos dé penses immodérées.

ROBIN.

Et pour mettre de l’économie dans vos fournitures, vous voulez me faire coucher en prison ?

BERNARD.

Précisément.

ROBIN.

C’est une peine que je vous épargnerai, monsieur Bernard. En deux mots, car votre présence ici pourrait nous nuire à tous deux, j’aime à payer mes dettes, moi. Seriez-vous homme à vous contenter dans deux heures d’un à-compte de vingt mille francs.

BERNARD.

Vingt mille francs ! cela ne se peut pas.

ROBIN.

Allons, mettons-en trente, et qu’il n’en soit plus question.

BERNARD.

Trente mille francs ! je ne le ferais pas pour d’autres.

ROBIN.

Mais pour moi, qui vous suis entièrement dévoué, c’est une grâce que vous voudrez bien m’accorder.

BERNARD.

Allons ; il faut faire quelque chose pour ses amis. Je suis seulement fâché de vous priver du plaisir d’entendre monsieur Vacarmini.

ROBIN.

Comment ?

BERNARD.

Oui, je sens bien qu’il faudra faire remettre en cave les cent bouteilles que vous aviez commandées pour les musiciens.

ROBIN.

Est-ce que vous me croiriez assez benêt pour faire de pareilles folies ? Tenez, mon cher monsieur Bernard, je n’ai rien de caché pour vous, moi ; je me marie.

BERNARD.

Bon !

ROBIN.

J’épouse une fille charmante.

BERNARD.

Est-elle riche ?

ROBIN.

Immensément. Ainsi partez bien vite ; vous me perdriez, si vous étiez surpris avec moi...

BERNARD.

J’entends bien. Mais...

ROBIN.

Dans deux heures revenez, je paierai : et vite, vite, partez, c’est un parent de ma future.

BERNARD, à part.

C’est charmant ! J’ai à recevoir et à prêter ; mon débiteur et mon emprunteur me donnent rendez-vous dans le même lieu. Si toutes les affaires se terminaient de même, on n’aurait pas tant de peine à gagner sa vie.

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

DOUSTIGNAC, ROBIN

 

DOUSTIGNAC, une serviette à sa boutonnière, à part, sortant de chez Robert.

Tout en buvant rasade je viens d’empaumer le beau père : travaillons présentement le futur.

ROBIN, à part.

C’est le cousin gascon de ma nouvelle famille ; il a l’air d’un galant homme.

DOUSTIGNAC.

Que devenez-vous donc, sandis, cousin ? On porte là-dedans vingt santés au marié, et le marié n’est pas là pour répondre ! Quant à moi, je m’ennuie de m’enivrer sans vous ; et je viens en mon nom et au nom de l’aimable société, chercher le cousin, pour qu’on ait le plaisir de trinquer avec lui. 

ROBIN.

Mille remerciements, cousin. J’étais ici avec un bijoutier à qui je commandais les présents de noces.

DOUSTIGNAC.

Les présents de noces ! Quel homme précieux que le cousin ! Que je félicité ma cousine d’avoir inspiré des sentiments assez vifs à un homme comme vous, pour l’engager à faire une action aussi méritoire que celle de l’épouser !

ROBIN.

Comment ! méritoire ?

DOUSTIGNAC.

Oui, surtout d’après ce que vous savez.

ROBIN.

D’après ce que je sais ?... Ah ! oui, vous avez raison.

À part.

Le diable m’emporte si je sais ce qu’il veut dire.

DOUSTIGNAC.

Parce que le petit Sinclair, ce jeune homme à figure doucereuse, que vous avez vu là tout à l’heure, lorgnait amoureusement la cousine depuis deux ans, et que la cousine semblait le voir avec des yeux prévenus, les malins répandaient le bruit que c’était lui qui rendait le mariage pressant et nécessaire. Pure calomnie ! il est bien clair puisque vous épousez, que vous savez à quoi vous en tenir sur la nécessité du mariage ; n’importe, l’effort n’en est pas moins beau de votre part.

ROBIN, embarrassé.

Monsieur... la probité... la délicatesse... l’amour d’ailleurs.

DOUSTIGNAC.

Certainement ! Amor omnia vincit, dit le cousin Virgile, ou le cousin Ovide, ce gentil précepteur en fait d’amour.

ROBIN, à part.

Ouais ! j’épouse là une jolie petite personne ! Si elle ! n’était pas riche...

DOUSTIGNAC.

C’est une action d’autant plus louable de votre part que vous êtes riche, et que la petite se trouve dans une calamiteuse position.

ROBIN.

Vous dites...

DOUSTIGNAC.

Que le papa est sur le point de faire banqueroute : ne le savez-vous pas ?

ROBIN.

Mais il donne vingt mille écus à sa fille.

DOUSTIGNAC.

Vingt mille écus !

Comme se parlant à lui-même.

Qu’il ait emprunté, c’est tout simple ; mais qu’on ait voulu lui prêter, cela me passe. Il aura gagné le terne à la loterie, ou le vatout dans une petite bouillotte.

Haut.

Prenez que je n’ai rien dit, et allons boire.

À part.

Il est blessé à mort.

 

 

Scène XIV

 

ALBERT, ROBIN, DOUSTIGNAC

 

DOUSTIGNAC.

Eh ! c’est le cher beau-père qui vient vous chercher.

À M. Albert, en allant au-devant de lui.

Ne me compromettez pas.

ALBERT.

N’ayez pas peur.

DOUSTIGNAC, à Robin.

Ne me trahissez pas.

ROBIN.

Ne craignez rien.

À part.

Il paraît que mon mariage n’est pas aussi avantageux que je le pensais.

ALBERT, à part.

Les confidences du Gascon ne me permettent pas de rester à table. Que mon gendre soit un libertin, cela m’est égal ; mais il serait fort désagréable, quand je comptais pour payer mes créanciers, d’être obligé de payer les siens.

DOUSTIGNAC.

Suivez-moi, trop aimables cousins. On s’impatiente là dedans de ne pas vous voir : c’est un charme pour les observateurs désintéressés comme moi, que d’admirer la loyauté, le bon accord qui règnent entre vous.

ALBERT.

Oui sans doute, la loyauté est une belle chose, et il serait à désirer, monsieur Robin, que, dans toutes les affaires, tout le monde possédât cette qualité comme je la possède.

ROBIN.

Qu’entendez-vous par ces paroles, monsieur Albert ?

ALBERT.

J’entends, monsieur Robin, que, fort heureusement pour moi, votre mariage avec ma fille n’est pas encore conclu, et que le fond de votre conduite m’est enfin dé voilé.

ROBIN.

Il vous sied bien de parler de ma conduite, après les belles confidences qu’on m’a faites sur le compte de votre fille !

DOUSTIGNAC, à part.

Chut, ne parlez pas !

ALBERT.

Sur le compte de ma fille ! Vous êtes un insolent.

DOUSTIGNAC, à Albert.

Contenez votre langue.

À part, fort joyeusement.

Fort bien ! les voilà aux mains.

ALBERT.

Qu’il vous suffise de savoir que je suis instruit de votre aventure avec votre petite Cauchoise.

DOUSTIGNAC, à Albert.

Je vous avais défendu d’en parler.

ROBIN.

Qu’est-ce que c’est que ma petite Cauchoise ?

ALBERT.

Eh non, nous ne savons pas que, dans un voyage que vous avez fait l’été dernier au pays de Caux, vous avez enlevé cette jeune malheureuse de chez ses parents, et que vous n’épousez ma fille aujourd’hui que pour payer les meubles que vous lui avez achetés.

ROBIN.

Qui diable a pu vous faire de pareils contes ?

DOUSTIGNAC.

Ah çà, la main sur la conscience, dites-moi la vérité sur la petite Cauchoise ?

ROBIN.

Je ne sais ce que vous voulez dire, avec votre Cauchoise ; mais ce que je sais parfaitement, c’est que je ne serai pas assez sot pour adopter la famille de votre cousin Sinclair en épousant votre vertueuse Henriette.

DOUSTIGNAC, à Albert.

Est-ce que la petite Henriette aurait fait un faux pas, véritablement ? 

ALBERT.

Sinclair est un honnête garçon, qui ne se fait un pas jeu, comme vous, de séduire les honnêtes filles. J’allais donner ma fille à un joli sujet ! Un fourbe qui se fait passer pour immensément riche, et qui compte sur la dot de ma fille pour payer ses créanciers ! Mais ce n’est pas là ce qui m’engage à rompre le mariage ; grâce au ciel, l’intérêt ne m’a jamais servi de guide.

ROBIN.

Eh oui, monsieur le désintéressé, je vous conseille de parler de votre délicatesse, vous qui êtes obligé d’emprunter pour payer la dot de votre fille !

ALBERT, à part.

D’où diable a-t-il pu savoir cela ?

ROBIN.

Ah, ah ! vous rougissez, l’homme de bien ; je vous pardonnerais volontiers cette misérable ruse ; car, Dieu merci, quoi que vous en disiez, je n’ai pas besoin de la dot de votre fille pour faire honneur à mes affaires.

DOUSTIGNAC.

Eh, doucement, doucement, messieurs ! je souffre plus que le martyre, quand je vois de braves gens comme vous l’êtes se disputer pour des bagatelles. Voici toute la noce qui accourt à vos cris.

 

 

Scène XV

 

ALBERT, ROBIN, DOUSTIGNAC, MADAME ALBERT, MADAME DE LA GUIARDIÈRE, SINCLAIR, HENRIETTE, TOUTE LA NOCE

 

DOUSTIGNAC.

Eh ! venez donc, venez donc, messieurs et mesdames, venez m’aider à mettre la paix parmi des gens qui se font la guerre sans savoir pourquoi.

MADAME ALBERT.

Qu’avez-vous donc, monsieur Albert ?

MADAME DE LA GUIARDIÈRE.

Expliquez-nous donc ce qui vous met en colère, monsieur Robin ?

DOUSTIGNAC.

Eh non, eh non, messieurs, point d’explication, embrassez-vous, et qu’il n’en soit plus question.

ROBIN.

Moi, embrasser un homme qui m’accuse de mener une mauvaise conduite !

ALBERT.

Moi, redevenir l’ami d’un homme qui ose concevoir des soupçons sur la vertu de ma fille !

MADAME DE LA GUIARDIÈRE.

Accuser mon cousin Robin d’être un séducteur ! je ne me possède plus.

DOUSTIGNAC.

Madame de La Guiardière !

MADAME ALBERT.

Attaquer la vertu de ma petite-fille ! si je ne me respectais moi-même, je vous étranglerais, monsieur Robin.

DOUSTIGNAC.

Madame Albert !

SINCLAIR, à part.

Bon ! voilà de quoi faire le quatrième couplet de ma romance.

ALBERT.

Un fourbe !

DOUSTIGNAC.

Monsieur Albert !

ROBIN.

Un imposteur !

DOUSTIGNAC.

Monsieur Robin !

ALBERT.

Un libertin, un mauvais sujet !

DOUSTIGNAC.

Monsieur Albert !

ROBIN.

Un homme ruiné, un père imbécile, qui se laisse mener par sa fille !

DOUSTIGNAC.

Monsieur Robin ! monsieur Albert ! Eh bien, faut-il s’injurier de la sorte ? Si vous ne vous convenez plus, pourquoi ne pas vous séparer de bon accord et sans bruit ? Rien de si facile.

ALBERT.

Vous avez raison. Au revoir, monsieur Robin.

ROBIN.

Le conseil est fort bon. Votre serviteur, monsieur Albert.

ALBERT, à Doustignac.

Une seule chose me fâche, c’est que ma fille ne puisse plus compter un galant homme comme vous au nombre de ses parents.

DOUSTIGNAC.

Trop honnête, en vérité.

ROBIN, à Doustignac.

Ce qui m’afflige, c’est d’être obligé de renoncer à l’honneur de vous appartenir.

DOUSTIGNAC.

Vous me rendez confus.

ROBIN.

Allons, allons, venez, mes chers parents...

À part.

Ah ! c’est monsieur Bernard : comment lui donner son à compte à présent ?

 

 

Scène XVI

 

ALBERT, ROBIN, DOUSTIGNAC, MADAME ALBERT, MADAME DE LA GUIARDIÈRE, SINCLAIR, HENRIETTE, TOUTE LA NOCE, BERNARD

 

ALBERT, à part.

C’est M. Bernard ! N’en prenons pas moins ses vingt mille écus.

DOUSTIGNAC.

Dieu me dampe, c’est le cousin Bernard ! C’est donc le diable qui le députe, pour gâter mon ouvrage !

ALBERT.

Soyez le bien arrivé, monsieur Bernard.

ROBIN.

Monsieur Bernard est exact au rendez-vous.

BERNARD.

Ah, ah ! messieurs, vous voilà ici tous les deux ! Tant mieux. L’affaire en sera plus tôt terminée.

ALBERT.

Comment ?

ROBIN.

Je n’entends pas.

BERNARD.

C’est tout simple. Vous allez me payer le petit à-compte de trente mille francs que vous m’avez promis, et avec une somme égale que j’ai dans mon portefeuille je compléterai les vingt mille écus que j’ai promis de prêter à monsieur.

ROBIN.

C’est donc pour prêter à monsieur que tantôt vous me pressiez avec tant d’acharnement de vous donner un à-compte ?

BERNARD.

Oui.

ALBERT.

C’est donc avec les deniers que vous aurait rendus monsieur que vous comptiez me prêter ?

BERNARD.

Oui.

ALBERT.

Eh bien ! avais-je tort de dire que vous comptiez sur la dot de ma fille pour payer vos créanciers ?

ROBIN.

Avais-je tort de dire que vous étiez obligé d’emprunter pour payer la dot de votre fille ?

SINCLAIR.

Fort bien, chacun comptait sur l’autre.

DOUSTIGNAC.

Aurais-je dit la vérité, tout en voulant mentir ?

BERNARD.

Eh ! mais, je ne me trompe pas, c’est ce fripon de Doustignac.

ALBERT.

D’où le connaissez-vous ?

BERNARD.

C’est le cousin gascon dont je vous ai parlé tantôt.

ALBERT.

Lui ? point du tout ; c’est le cousin de M. Robin.

ROBIN.

Mon cousin ? vous vous trompez ; c’est le vôtre.

ALBERT.

Le mien ? je ne l’ai jamais vu.

ROBIN.

Je vois sa figure pour la première fois.

MADAME DE LA GUIARDIÈRE.

Il était le cousin de tout le monde : il n’est plus le cousin de personne.

DOUSTIGNAC.

Si fait. Le besoin de la vérité m’étouffe. Si je suis le cousin de quelqu’un ici, c’est de M. Bernard. Je le déclare hautement.

ALBERT.

Eh que diable êtes-vous venu me conter avec votre petite Cauchoise ?

ROBIN.

Et qu’est-ce que c’est que cette nécessité de mariage dont vous m’êtes venu parler ?

DOUSTIGNAC.

Doucement, doucement, messieurs. Il se trouve que, sur quatre contes que je vous ai faits, deux se sont trouvés des histoires véritables : vous devez me gronder pour les romans, concedo ; mais vous devez me remercier pour les histoires ; et je vois d’ici Thémis, la déesse de la justice, qui pèse le tout dans ses balances, et m’avertit que les poids sont égaux. Quant au motif qui m’a dé terminé à m’introduire parmi vous, le voici au net : j’ai toujours été amateur d’agréable société ; et c’était pour avoir le plaisir de dîner... de converser avec vous, que je me suis fait passer pour le parent des deux familles.

BERNARD.

Fort bien. Mais tout ceci ne fait pas mon compte. Je ne me soucie plus de prêter à M. Albert ; mais je reste créancier de M. Robin, et j’ai une sentence par corps contre lui.

ROBIN, à madame de La Guiardière.

Une sentence par corps ! vous l’entendez, ma chère cousine ?

DOUSTIGNAC.

Écoutez-moi tous, gens de la noce ; je m’établis ici le conciliateur général ; et sans avoir autrement de prétention au grade de prophète, j’ose vous prédire que tout le monde sera content. Commençons par vous, monsieur Robin. Vous sentez-vous d’humeur à épouser madame de La Guiardière, si elle consent à vous réconcilier avec vos créanciers ?

ROBIN.

Ce sera moins par intérêt que par amitié.

DOUSTIGNAC.

C’est comme je l’entends. Et vous madame de La Guiardière, vous sentez-vous d’humeur à payer les dettes du cousin, s’il consent à vous prendre pour épouse légitime ?

MADAME DE LA GUIARDIÈRE.

Eh ! mon Dieu, toute ma fortune est à son service.

DOUSTIGNAC.

Eh donc, embrassez-vous ; vous voilà d’accord. À votre tour, monsieur Albert : Consentiriez-vous à donner votre fille au petit cousin Sinclair, s’il consentait à la prendre sans dot et à soutenir votre commerce, en se faisant votre associé ?

SINCLAIR.

C’est ce que j’allais vous proposer, mon cher oncle, je suis honteux de m’être laissé prévenir.

ALBERT.

Qu’en dis-tu, ma fille ?

HENRIETTE.

Moi, mon père ? que ne ferais-je pas pour vous sauver de l’embarras où vous êtes !

MADAME ALBERT.

Ah, ah ! monsieur mon petit-fils, c’est là le dénouement que vous désiriez !

SINCLAIR.

Vous déplaît-il ?

DOUSTIGNAC.

Eh non, il ne déplaît à personne, j’en réponds. Quant à moi, je demande simplement aux quatre conjoints la permission d’aller quelquefois jouir à leur table du plaisir de voir des heureux.

BERNARD.

Il est vraiment aimable, mon cousin Doustignac.

DOUSTIGNAC.

N’est-ce pas, cher cousin ? Pourquoi donc me fermer votre porte ? Craignez-vous que je ne désire votre trépas ? Eh ! point du tout, vivez ; plus vous vivrez, plus j’en trouverai.

BERNARD.

Il a raison. Embrasse-moi, mon cher cousin.

On entend de la musique.

DOUSTIGNAC.

Que veulent dire ces sons harmonieux ?

BERNARD.

C’est M. Vacarmini, sans doute, avec tous les symphonistes que M. Robin a commandés.

DOUSTIGNAC.

De la symphonie ! eh donc, chantons, dansons, buvons, et que je sois toujours regardé ici comme le Cousin de tout le monde.

Vaudeville.

DOUSTIGNAC.

Quel surcroît de bonne fortune,
Amis, j’ai su vous procurer !
Voilà, deux noces au lieu d’une
Que nous avons à célébrer. !

ROBIN.

Grâce au Cousin de tout le monde,
Nous bénissons tous nos destins ;
Convenons-en tous à la ronde,
Il est le phénix des cousins.

HENRIETTE, à Sinclair.

Unis déjà par la nature,
Formons des nœuds encor plus doux ;
Et, pour que notre bonheur dure,
N’imitons pas certains époux
Qu’on voit au sein de leur ménage,
Toujours grondeurs, toujours chagrins ;
Et, malgré notre mariage,
Ne cessons pas d’être cousins.

DOUSTIGNAC.

Amis, faisons des mariages ;
Par eux notre parenté croit,
Et de tels et tels personnages
On est plus parent qu’on ne croit,
Est-il de mari qui réponde,
Pour peu qu’il ait de bons voisins,
Que ses enfants, de bien du monde,
Ne soient en effet les cousins ?

SINCLAIR, au public.

Au futur, ou bien à la fille,
De près ou de loin nous tenons ;
C’est donc un tableau de famille,
Messieurs, que nous vous présentons.
Une main bien faible le trace ;
Pourtant son succès est certain,
Si vous daignez y prendre place,
Et traiter l’auteur en cousin.

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